CHAPITRE XII
ZELINE
Aussi loin que nous remontons dans l’histoire, nous trouvons une trace de l’Anquizz, jadis appelée Anguiz. Ses légions nous terrifient parce que, apparues en pleine lumière – en pleine obscurité, devrais-je dire –, elles revendiquent leur idéal – le néant – avec une violence dévastatrice. Mais, au moins, nous pouvons les localiser, éventuellement les combattre. Elles s’étaient jusqu’alors maintenues dans la clandestinité, tissant leur gigantesque toile avec la patience des grandes archanées des bords du Sudre, infiltrant les partis politiques, les mouvements religieux, les groupements d’opinion, les cercles scientifiques, militaires, ésotériques et financiers des deux continents.
Aussi révoltante que puisse paraître cette hypothèse, il semble que l’Anquizz soit arrivée sur Agellon en même temps que les hommes. Nous ne parlons pas ici de l’un de ces mythes protohistoriques nés de l’inconscient collectif des premières vagues de colons, nous estimons l’apparition de l’Anquizz antérieure à l’essaimage des peuples humains dans la Galaxie, antérieure sans doute aux Grandes Guerres de la Dispersion.
Il nous faut ici rappeler que nous regardons les Guerres de la Dispersion comme un fait historique et non comme une légende ; en cela nous nous opposons de manière catégorique au courant néo-évolutionniste ou endo-planétaire initié par notre confrère Joal Hambou-kra (lui-même fortement influencé par les thèses religieuses du Quetzalt). Nous en déduisons que l’Anquizz provient du système des origines et que, si nous avions le bonheur de renouer le contact avec les autres humanités, nous découvririons probablement sa trace sur l’ensemble des planètes habitées, sous une forme plus ou moins éloignée de « notre » Anquizz ou Anguiz. Et cela nous conduit à formuler d’autres hypothèses qui, même établies sur des bases fragiles, ouvrent des perspectives vertigineuses. Nous devrions interroger les griots célestes à ce sujet lors de leur prochaine visite (et en profiter pour mettre un terme définitif au courant endo-planétaire, qui n’a pas d’autre but que de préparer l’opinion au règne désespérant du « Dragon de la fin des temps »).
Les organisations
secrètes des deux bords du Fumereux,
archives gouvernementales de Faliz,
Agellon.
On ne se méfie pas d’enfants de douze ans. »
C’est du moins ce qu’avaient affirmé des hauts responsables du temple quetzalt de Chimie, la métropole du continent rouge. Il semblait pourtant à Zeline que les passagers du bondisseur les fixaient, Irko et elle, d’un air soupçonneux. Mais sur Agellon, en guerre depuis plus de cent ans, la méfiance était le comportement usuel, et ses inquiétudes, vraisemblablement sans fondement.
Les écrans pp – psychophysiologiques – dont on les avait équipés trois jours plus tôt masquaient parfaitement le dispositif détonique greffé sur leur rythme cardiaque. Il suffirait aux deux enfants, une fois parvenus à destination, de suspendre les battements de leur cœur pendant une trentaine de secondes pour déclencher l’explosion, puis la réaction en chaîne.
Zeline et Irko s’étaient exercés à contrôler leur système respiratoire et cardio-vasculaire depuis leur naissance – ils n’avaient rien appris d’autre, hormis les commandements du Quetzalt, le serpent aux plumes de sang. Placés à l’âge de deux ans sous l’autorité des qualts, les gardiens des temples, ils avaient été éduqués dans le culte du sacrifice, dans la certitude qu’ils n’atteindraient pas l’âge adulte. Ils n’avaient éprouvé aucun sentiment d’injustice et de révolte lorsque le qualt de Chimie les avait désignés pour cette mission « de la plus haute importance ». Ils auraient une part glorieuse dans l’avènement du Quetzalt, avait expliqué le responsable du temple, ils se dissoudraient bientôt dans le silence éternel, et cela représentait une chance, une grande chance. Rassemblés autour d’eux, les membres de leur légion les avaient enveloppés d’un regard envieux
— Zeline avait entrevu dans leurs yeux un soupçon d’inquiétude et de tristesse qui, bien que contraire aux principes du Quetzalt, lui avait réchauffé le cœur.
Ils n’avaient rencontré aucune difficulté à franchir les barrages douaniers et les contrôles du bondiport. Les écrans pp avaient parfaitement joué leur rôle de leurre : pour les sondeurs, Zeline et Irko étaient des jumeaux qui, profitant de la grande trêve céleste, rendaient une visite à un oncle installé sur le deuxième continent, le jaune. Ils n’étaient pas jumeaux, ni même frère et sœur, seulement deux enfants abandonnés, recueillis par les qualts et dédiés au culte du serpent aux plumes de sang. Leurs cheveux blancs, leurs yeux rubis et leur peau claire révélaient leurs origines orows, mais ils ne savaient rien de leurs parents biologiques. Peut-être avaient-ils été enlevés, comme une multitude d’enfants des plaines de l’Orow, par l’une de ces bandes de déserteurs qui écumaient les couloirs temporels, peut-être avaient-ils été battus et violés avant d’être vendus – la matrone du temple avait affirmé à Zeline que son ventre avait été forcé puisqu’elle n’avait plus son hymen, sa « petite cloison » de vierge –, mais on ne leur avait pas prélevé d’organe. Et, en comparaison de certains de leurs coreligionnaires, cette intégrité physique représentait aussi une grande chance.
Après avoir pris de la hauteur, le bondisseur fonça vers l’entrée du couloir temporel, délimitée par des balises lumineuses flottantes. C’était la première fois que Zeline et Irko voyageaient à bord d’un transcontinental, un appareil de forme cylindrique d’une capacité de cinq mille passagers. Jusqu’à présent, ils n’étaient sortis de Chimie que pour se rendre aux assemblées du Quetzalt dans les marais gazeux de l’Ilith, où l’air chaud et toxique nécessitait le port de combinaisons isolantes et de masques.
Zeline colla son visage contre le hublot. Un silence pénétré de crainte étouffait le ronronnement des moteurs du transcontinental. Plus d’un millier de voyageurs s’entassaient au sixième niveau – la dernière classe – divisé en compartiments d’une centaine de sièges. Malgré sa toute-puissance financière, le Quetzalt n’avait pas jugé nécessaire d’offrir une traversée luxueuse à ses deux petits soldats. La lumière du jour déclinant empourprait la surface du Fumereux, l’océan parcouru de tourbillons incessants dont les plus violents se transformaient en chaînes de geysers. La métropole de Chimie se nichait sur les collines de la baie des Premiers, protégée des émanations délétères par le « cristal gardien », un rempart de trois kilomètres de haut, étanche et transparent, qu’on venait admirer des quatre coins du continent.
Une boule douloureuse gonfla dans la gorge de Zeline. Le qualt disait qu’il ne fallait s’attacher ni aux choses ni aux êtres, parce que l’univers des formes, principalement constitué de vide, se destinait à retourner au vide, mais quitter la ville qui avait abrité son enfance l’emplissait de chagrin. Elle se rendait compte, en la découvrant du ciel, qu’elle avait noué une relation quasi charnelle avec Chimie. Ses élans affectifs, jugulés par les prêtres du Quetzalt, s’étaient reportés sur cet enchevêtrement de constructions blanches étagées sur quatre ou cinq niveaux. Elle avait aimé flâner dans ses rues, sur ses places, respirer son air sulfureux, se reposer à l’ombre de ses arbres, s’immerger dans sa lumière, sa rumeur, ses odeurs, sa poussière. Elle n’avait pas connu d’autre paysage hormis les horribles marais de l’Ilith, et ce départ équivalait à un arrachement, à une expulsion du ventre nourricier.
Au bord des larmes, elle observa Irko, assis sur le siège d’à côté. La nuque renversée sur l’appuie-tête, les yeux fermés, il paraissait plongé dans un sommeil paisible, mais il ne dormait pas, il s’appliquait seulement à surmonter la frayeur que suscitait en lui l’envol du bondisseur. Elle avait constaté à plusieurs reprises qu’il souffrait de vertige. Par exemple sur le faîte de l’ancien rempart, où son orgueil l’avait poussé à rejoindre ceux qui le défiaient de la voix et du geste. Sa pâleur, la crispation de ses traits, ses tremblements, ses pertes d’équilibre avaient trahi une panique qu’il s’était efforcé de dissimuler sous des dehors fanfarons. L’explication de ses crises de violence se trouvait probablement dans ce contraste entre l’apparence et l’être. Plutôt grand et costaud pour son âge, il lui arrivait de battre jusqu’au sang les garçons et les filles qui partageaient ses activités à l’intérieur du temple. Comme les qualts n’intervenaient pas, estimant que la terreur était une matière essentielle à la formation d’un légionnaire, il revenait à Zeline de négocier près d’Irko la grâce de ses victimes. Elle-même n’avait jamais subi ses foudres, un privilège qu’elle devait à leurs origines communes, mais elle ne se sentait pas tranquille à ses côtés et elle se demandait pourquoi les responsables du Quetzalt avaient choisi un élément aussi peu fiable pour une mission d’une telle importance. Il leur faudrait déployer un calme à toute épreuve pour se frayer un chemin jusqu’au griot céleste sans éveiller les soupçons, puis, une fois introduits dans le bâtiment du Cosmocant, pour déclencher le dispositif détonique, et il était permis de douter du sang-froid d’Irko.
Zeline entrevit une dernière fois les collines de la baie des Premiers maculées des taches blanches de Chimie, puis la formidable accélération du bondisseur la plaqua contre le dossier de son siège. Les formes et les couleurs s’estompèrent, et elle sombra dans une sensation à la fois grisante et effrayante de vitesse pure.
«... vous le dis, moi, ce satané serpent ouvrira la gueule tant qu’il ne nous aura pas tous gobés. Nos véritables adversaires, ce ne sont pas les indépendantistes du continent rouge, mais ceux qui les soutiennent dans l’ombre, les fanatiques du Quetzalt...
— ... visite du griot céleste devrait mettre un terme à ces...
— ... espérons que toutes les précautions ont été prises pour assurer sa sécurité...
— ... n’oseraient tout de même pas s’attaquer au griot...
— ... fanatiques, vous dis-je ! Prêts à tout pour imposer le culte du néant. Le Quetzalt n’est que l’autre nom de l’Anquizz des mythes originels, l’Anquizz dévastatrice qui s’est cachée dans l’arche des pionniers...
— ... mouvement endo-planétariste a prouvé que le mythe de l’arche ne revêtait aucune réalité historique...
— ... des crétins ! La visite du griot céleste démontre toute la stupidité de leurs théories. Et le Quetzalt ressemble trait pour trait à l’Anquizz des mythes premiers...
— ... retrouvé des fossiles sur les bords du Fumereux qui pourraient très bien avoir servi de modèle au Quetzalt...
— ... gens comme vous qui préparent l’avènement du serpent aux plumes de sang. Souvenez-vous de la prophétie : « Quand ils ne croiront plus à leur propre existence, ils se précipiteront dans la gueule ouverte de l’Anquizz, et le dragon étendra ses ailes écarlates d’un point à l’autre de l’espace et du temps ; alors s’achèvera le rêve humain et commencera le non-règne du froid infini et silencieux..."
— ... aucun rapport avec la guerre d’indépendance. Les rouges ont en plus qu’assez d’être sous les ordres du gouvernement jaune. Et Chimie ferait une aussi belle capitale que Faliz...
— ... sympathisant indépendantiste, je me trompe ? »
Par l’interstice entre les deux sièges, Zeline jeta un coup d’œil aux deux hommes dont les voix graves l’avaient réveillée. Leur embonpoint, leurs moustaches recourbées et leurs tenues – amples costumes de coton clair et toques de peau – les désignaient comme des marchands de la colline aux oiseaux de Chimie. Des gens aisés dont l’avarice proverbiale les poussait à voyager en compagnie des moins fortunés. Leurs fesses et leurs ventres débordaient sous les accoudoirs des sièges exigus.
« Chimie la rouge a été capitale planétaire au siècle dernier, et je ne crois pas que les choses se soient améliorées sur Agellon...
— On ne lui en a pas laissé le temps. Les jaunes ont fait sécession au bout de trois ans et ont lancé une attaque surprise par les couloirs temporels. Le griot donnera raison à nos représentants.
— Il ne résoudra pas tous nos problèmes. Apprenons à nous passer de lui, à ne compter que sur nous-mêmes.
— Vous parlez comme si les griots célestes devaient un jour interrompre leurs visites...
— La prophétie. Une strophe dit : « Quand les portes de la Chaldria se seront refermées, les hommes devront apprendre à raviver en eux les étincelles créatrices, ou le dragon étendra ses ailes écarlates, et l’univers sombrera dans le froid infini. » Mais, si vous adhérez aux thèses endo-planétaires, je suppose que vous n’accordez aucun crédit à ce genre de...
— Je n’ai jamais dit que j’approuvais la théorie endo-plané-taire ! Ou alors il faudrait qu’elle propose une explication satisfaisante au phénomène des griots. »
Des flots de lumière s’engouffraient par les hublots. Irko gardait les yeux fermés, mais sa respiration haletante trahissait l’emprise de la peur. Le bondisseur survolait une gigantesque barrière rocheuse noire sur laquelle se fracassaient les vagues brûlantes et jaunes de l’océan Fumereux.
La conversation des deux marchands avait soulevé des remous dans l’esprit de Zeline. Elle ne connaissait du Quetzalt, l’être pour lequel elle s’apprêtait à sacrifier sa jeune existence, que les histoires rapportées par les responsables des temples. Elle en avait retenu que le vide infini et froid valait mille fois mieux que la fureur et les larmes, que seule la dissolution dans le néant pouvait réparer les offenses humaines. Elle s’était souvent assise au pied de la statue géante du temple de Chimie, elle avait contemplé jusqu’au vertige le ventre et le cou écailleux, les extrémités arrondies des rémiges, le bec immense et béant, les quatre pattes munies de griffes puissantes, et elle s’était sentie en sécurité, apaisée, immergée déjà dans ce vide où la pensée elle-même, cette source permanente de désir et de souffrance, se tarissait. Le Quetzalt la transportait dans un au-delà où elle cessait d’être une petite fille torturée par l’envie d’être regardée, admirée, cajolée. Alors elle n’existait plus pour elle-même, elle se laissait envahir par le néant niché au cœur des choses, elle devenait le silence bercé par les lents battements d’ailes du serpent aux plumes de sang. Lorsqu’elle revenait parmi les légionnaires, elle jetait sur leurs agissements un regard à la fois distancié et empreint de tristesse. Elle n’avait jamais cherché à explorer une autre voie, ni même envisagé qu’il en existât d’autres, mais un grand nombre d’êtres humains restaient imperméables à la beauté du silence éternel. Comme ces riches marchands par exemple, pour qui le Quetzalt était l’ennemi suprême et le griot céleste l’envoyé providentiel.
Pourquoi défendaient-ils avec un tel acharnement leur misérable existence, leur petit bruit ? Ne comprenaient-ils pas qu’ils avaient accompli leur temps, les fauteurs de troubles ? Qu’ils devaient s’effacer, les voleurs d’enfants, les vieillards lubriques, les marchands opulents, les semeurs de haine ?
« On est bientôt arrivés ? »
Irko avait lâché ces quelques mots sans rouvrir les yeux ni desserrer les lèvres. Zeline se pencha sur le hublot et aperçut des édifices de pierre noire perchés au bord de la falaise, trop proches sans doute des émanations du Fumereux pour être habités. Une voix grave tomba des haut-parleurs et annonça que le transcontinental entamait sa descente vers Faliz.
La capitale des deux continents se terrait au fond d’un cirque dont les parois, d’une hauteur de plus de deux mille mètres, offraient une protection naturelle contre les vents toxiques soufflant du Fumereux. Autant elle avait semblé minuscule observée du ciel, autant elle paraissait gigantesque vue d’en bas. La pierre noire, qui avait servi à la construction de la plupart des bâtiments, absorbait la lumière et engendrait une atmosphère sombre très différente de celle, chaude et vibrante, de Chimie. Les ravages provoqués par les explosions dans certains quartiers accentuaient cette impression de désolation.
« Le Cosmocant », dit Odom, « l’oncle » de Zeline et d’Irko, l’homme d’une quarantaine d’années qui les avait accueillis au bondiport de Faliz.
Les écrans pp avaient déjoué les sondeurs des douanes avec une facilité déconcertante. Pourtant, même si les belligérants des deux continents s’entendaient pour respecter la grande trêve céleste, l’accélération brutale des échanges au-dessus du Fumereux avait entraîné chez les douaniers de Faliz une nervosité qui dégénérait parfois en hystérie. Ils fouillaient les bagages, les vêtements et les corps des ressortissants du continent rouge avec un zèle névrotique. Zeline avait dû se déshabiller entre deux rideaux de toile et s’exhiber, les jambes écartées, devant une femme qui avait inspecté ses orifices sans ménagement.
Odom et les deux enfants avaient pris, au sortir du bondiport, une navette aérienne qui s’était laissé porter par les courants descendants jusqu’au fond du cirque. Elle venait d’atterrir sur une place circulaire où se dressait un édifice imposant en forme de dôme. Une foule nombreuse se pressait dans les allées bordées de fontaines, d’arbres et de massifs de fleurs.
Zeline, Irko et leur guide descendirent de la navette et se frayèrent un chemin vers l’entrée principale du Cosmocant. Il régnait sur la place une ambiance joyeuse qui contrastait avec l’austérité apparente de la ville. Hommes, femmes, enfants s’interpellaient et s’embrassaient à grand renfort de gestes et de rires. Cette liesse débordante évoquait une explosion de vie après une interminable période de gel. Les vêtements étaient chatoyants, les chapeaux extravagants, les bijoux rutilants.
« La trêve, expliqua Odom. Les gens sortent sans craindre d’être cueillis par vine charge explosive lancée d’un couloir temporel. Les détecteurs les neutralisent le plus souvent, mais quelques-unes passent au travers du filet. »
Un sourire en coin éclaira son visage émacié, et il ajouta, à voix basse :
« Il n’y aura plus de trêve quand il n’y aura plus de griot. Alors tous les hommes recevront la révélation du Quetzalt. »
Il portait une veste grise ornée de rubans colorés, tout comme son couvre-chef, une sorte de tarbouche qui comprimait tant bien que mal sa chevelure exubérante et grise. Zeline se demanda à nouveau si les qualts avaient pris une bonne décision en les choisissant, Irko et elle, pour cette mission. Ils attiraient sur eux des regards chargés de réprobation. Sans doute fallait-il trouver dans la guerre permanente entre les deux continents la raison principale de cette hostilité, mais leur physique différent – leurs yeux rouges en particulier – déclenchait une réaction spontanée de rejet chez les habitants de Faliz. Zeline se rassura comme elle le put : personne ne s’aviserait de violer la trêve imposée par la visite du griot, un forfait immédiatement puni de mort sur les deux continents.
Un double cordon de militaires protégés par des boucliers à haute densité fermait l’accès à l’allée qui, plus loin, se resserrait entre deux rangées de colonnes noires. On devinait, dans la pénombre du péristyle, le portail métallique encadré de sculptures monumentales. Du dôme on n’apercevait qu’un pan légèrement convexe et fuyant au-dessus du fronton et de la frise. À Chimie, les bâtiments les plus imposants, le siège du gouvernement rouge, la grande arche de la religion des Premiers, l’ancien palais de Rolpho le sanguinaire, ne dégageaient pas cette impression de majesté écrasante, de démesure, d’orgueil.
« Les portes s’ouvriront dans trois jours, murmura Odom.
— Tout le monde ne pourra pas entrer, fit observer Irko.
— Mille pierres prioritaires ont été distribuées. Nous vous en remettrons deux. A vous de vous débrouiller ensuite pour vous rapprocher du griot. Il ne faut pas lui laisser la moindre chance d’être escamoté par la Chaldria.
— Il n’y aura pas de sondeurs ? demanda Zeline.
— Bien sûr que si, et même les plus performants, mais vos écrans pp devraient suffire à les mystifier. Et puis nous avons prévu... » L’irruption d’un couple et de ses deux enfants l’interrompit. Il attendit qu’ils se fussent éloignés pour ajouter, dans un souffle : « Des diversions.
— Pourquoi les qualts nous ont-ils choisis, nous deux ? demanda Irko d’une voix sourde. Ils n’auraient pas mieux fait de prendre des plus vieux que nous ou des fidèles du continent jaune ? »
Des braises s’allumèrent dans les yeux sombres d’Odom.
« Douterais-tu du jugement de la hiérarchie ? Hésiterais-tu à confier ton corps et ton âme au Quetzalt ? »
Irko baissa la tête et garda les yeux rivés sur le bout de ses bottines. Zeline se rendit compte qu’une peur intense, plus forte encore que son vertige, le possédait. Elle espéra qu’il reprendrait empire sur lui-même quand le moment serait venu de passer à l’action.
« Tous rêvent de se voir offrir une telle chance, reprit Odom d’un ton sec. Et puis évite de parler si fort. A Faliz, chaque pierre a au moins deux oreilles. »
Il s’exprimait avec l’autorité d’un qualt, mais Zeline percevait une faille entre ses paroles et ses pensées : contrairement à ce qu’il affirmait, il s’accrochait à sa misérable existence, il retardait le plus possible le moment de se jeter dans le bec du serpent aux plumes de sang. Ainsi se comportaient la plupart des adultes fidèles du Quetzalt, y compris les gardiens des temples, prompts à expédier les enfants dans le silence infini et glacé, peu pressés de les y rejoindre, atteints sans doute de ce qu’ils appelaient eux-mêmes la « chaleur fascinante du Verbe » ou « l’envoûtement matériel des sens ».
« Je vous conduis au logement que nous vous avons réservé, proposa Odom. Deux de nos sœurs s’occuperont de vous. Je vous apporterai les pierres demain en fin d’après-midi. »
« On ne rentrera jamais », soupira Irko.
La pierre brûlait la main de Zeline. C’était une sphère transparente de la taille d’un petit œuf qui, dès qu’elle l’avait sortie de son écrin en bois, s’était fixée à sa paume comme un coquillage myriapode sur le cristal gardien de Chimie. Selon Odom, les habitants du continent jaune les appelaient les « perles de reconnaissance ». Elles adhéraient à la peau de leur possesseur pendant une durée déterminée, puis elles s’opacifiaient et se détachaient d’elles-mêmes, abandonnant une marque rouge qui s’estompait au bout de quelques jours. Elles provenaient d’un principe mère conservé dans une pièce souterraine du palais planétaire. Si les gouvernements successifs de Faliz s’opposaient sur de nombreux points, tous se rejoignaient dans l’utilisation des perles de reconnaissance : en posséder une, c’était être officiellement admis dans l’élite d’Agellon – on se livrait aux pires trafics, on allait jusqu’à s’entre-tuer pour forcer l’entrée de la citadelle –, et qu’Odom eût réussi à s’en procurer deux exemplaires – probablement davantage, si on prenait en compte les fidèles chargés des éventuelles diversions – démontrait mieux que tout discours l’influence grandissante du Quetzalt sur le continent jaune.
Zeline se haussa sur la pointe des pieds pour évaluer la distance jusqu’à la porte du Cosmocant. Au rythme où s’écoulait la multitude, ils devraient encore patienter trois ou quatre heures avant d’atteindre l’entrée du grand dôme. Le crépuscule de l’étoile du Sudre posait un couvercle écarlate sur le cirque de Faliz.
L’aile du serpent aux plumes de sang, songea Zeline, plus grande et flamboyante que dans le ciel de Chimie.
Un bon présage.
Elle n’avait pas dormi de la nuit, mais elle s’était levée avec le cœur, le corps et l’esprit légers, déjà conquise par le néant. Elle avait refusé le petit-déjeuner proposé par les sœurs mises à leur disposition, deux vieilles femmes ridées, desséchées, emplies de vide elles aussi. Elle n’avait pas ressenti l’envie de manger, de s’alourdir, de faire une dernière concession à la matière. Irko, lui, avait englouti une dizaine de galettes avec un appétit qui révélait une rage de vivre tardive et douloureuse. Il n’avait pas prononcé un mot pendant les trois jours passés dans le petit appartement d’un quartier populaire de Faliz, il s’était contenté de manger, de rouler de sombres pensées, de pleurer par instants, omettant même le bain rituel du soir, une négligence inhabituelle chez ce maniaque de la propreté. Pour Zeline, les trois jours avaient glissé à la vitesse d’un songe, comme sa courte existence d’ailleurs. Elle n’éprouvait aucun regret, sans doute parce qu’il ne lui était pas très difficile de sortir d’une vie qui ne lui avait apporté que des déceptions. Pressée maintenant de se fondre dans l’immensité apaisante du Quetzalt, elle maudissait cette foule qui refusait d’avancer, qui la maintenait dans sa prison de chair et d’esprit. Ses jambes étaient lourdes, ses vêtements lui collaient à la peau, sa vessie menaçait de déborder, elle craignait à tout moment la désertion d’Irko dont elle croisait de temps à autre le regard tourmenté. Ils avaient besoin l’un de l’autre pour déclencher la réaction en chaîne. Autonome, chacun des deux dispositifs détoniques greffés sur leur cœur pouvait à lui seul causer des dommages considérables, mais leur puissance et leur efficacité se trouvaient multipliées par vingt ou trente s’ils se déclenchaient l’un près de l’autre en même temps. Et, pour être bien certains que l’explosion pulvériserait l’ennemi suprême du Quetzalt et réduirait le Cosmocant en cendres, Zeline et Irko devraient agir avec un synchronisme parfait.
« Vous deux, comment se fait-il que vous ayez reçu une pierre de reconnaissance ? »
Une main agrippa l’épaule de Zeline, qui tressaillit et se retourna. Deux personnes la toisaient, un homme et une femme entre deux âges, vêtus de capes et de chapeaux aux couleurs éclatantes.
« Vous êtes des Orows du continent rouge, hein ? » reprit l’homme, les sourcils froncés.
Zeline consulta Irko du regard avant d’acquiescer d’un hochement de tête.
« Où avez-vous eu vos pierres ?intervint la femme. Ça fait mal au cœur, tout de même, de voir des gamins orows prendre la place d’habitants de Faliz ! »
Des grognements d’approbation s’élevèrent derrière eux. L’attente aiguillonnait l’agressivité de la foule. Malgré l’obscurité naissante, la fatigue et la tension se devinaient sous les larges bords des chapeaux. Seuls les traits des gardes, effleurés par les lueurs de leurs boucliers à haute densité, demeuraient impassibles. L’homme et la femme s’arc-boutèrent sur leurs jambes pour contenir une poussée convulsive de la multitude.
« C’est notre oncle Eldon Jusser qui nous les a données », répondit Zeline.
Odom leur avait suggéré – imposé – cette réplique précise si des questions de ce genre leur étaient posées.
« Ah, vous êtes apparentés à la famille Jusser ? »
Le changement subit dans l’attitude et la voix de la femme prouvait que le nom d’Eldon Jusser n’avait pas été choisi au hasard. Zeline mit fin à la discussion en lui tournant le dos. Le sourire complice d’Irko la soulagea : il ne renoncerait pas, il l’accompagnerait jusqu’au bout du chemin glorieux tracé par les qualts du temple de Chimie.
La nuit chargée d’étoiles était tombée depuis un long moment lorsqu’ils atteignirent l’entrée du Cosmocant. Les « pièces d’argent », la chaîne des cinq satellites d’Agellon, se déployaient à l’est du cirque de Faliz et déposaient une clarté maladive sur les pierres noires de l’édifice. Un vent glacial soufflait par bourrasques, imprégné d’une forte odeur de soufre.
Irko pressa l’avant-bras de Zeline et désigna d’un coup de menton les sondeurs postés devant la porte. Une dizaine, reconnaissables à leurs têtes disproportionnées que des cagoules de tissu brillant dissimulaient aux regards, ainsi qu’à leurs tenues traditionnelles, de longues chasubles blanches serrées à la taille par des chaînes métalliques aux maillons sertis de gemmes. D’eux on savait seulement qu’ils étaient originaires de la seule île habitée de l’océan Fumereux et qu’ils jouissaient de facultés télépathiques nettement supérieures à la normale. Surnommés les visprits (une contraction des mots « vigile » et « esprit »), ils surveillaient les frontières, les douanes et les sites stratégiques des deux continents. Impossible pour un voyageur de soustraire ses intentions cachées, inavouables, à leurs investigations, sauf pour un adepte du serpent aux plumes de sang : les écrans pp mis au point par les qualts et réservés au seul usage de leurs fidèles aiguillaient les sondeurs sur de fausses pistes. Ce procédé biotechnologique expliquait comment le Quetzalt avait pu se développer sur les deux continents sans jamais sortir de la clandestinité. Cependant, les visprits qui se tenaient devant l’entrée du Cosmocant étaient d’une autre trempe que leurs confrères des douanes et frontières, et Zeline dut juguler une petite montée de panique.
Des frissons coururent sur sa nuque et son dos lorsque l’espace se dégagea devant elle et qu’une nouvelle convulsion de la foule la projeta devant la chasuble d’un sondeur. Éblouie par la lumière qui jaillissait de l’intérieur du Cosmocant, elle perdit de vue Irko, s’affola, se souvint qu’un esprit apaisé rendait les écrans pp plus efficaces, s’évertua à maîtriser son souffle et ses tremblements. Une vague de chaleur lui irradia le crâne et roula jusqu’aux extrémités de ses membres. Les yeux baissés sur le bas de la chasuble et la mosaïque du sol, elle resta immobile pendant l’investigation de son vis-à-vis, à peine consciente des mouvements et des bruits autour d’elle.
Le sondeur revint à la charge à quatre reprises, comme un insecte obstiné se cognant à une vitre. Zeline contint comme elle le put une envie folle de tourner les talons et de s’enfuir à toutes jambes. Pas seulement à cause de sa peur, incommensurable, mais parce que le viol de son esprit s’accompagnait d’une douleur atroce. Un fer chauffé à blanc la transperçait de part en part.
Les plis de la chasuble blanche remuèrent légèrement. Une voix jaillit de la cagoule, grave, si puissante que Zeline ne comprit pas ce qu’elle disait. Des claquements de bottes retentirent derrière elle, des silhouettes se déplacèrent dans son champ de vision. Elle releva la tête juste à temps pour voir des gardes munis de leurs boucliers à haute densité converger dans sa direction. Elle croisa le regard du sondeur, ses yeux aux iris délavés, des pierres au fond d’un ruisseau.
« Qu’est-ce qui se passe ? lança un garde.
— Je ne sais pas au juste. Quelque chose de bizarre dans l’esprit de cette fille », répondit le sondeur d’une voix lointaine, traînante.
A cet instant, un bruit sec retentit derrière Zeline, suivi aussitôt de cris d’effroi et d’un tumulte qui alla s’amplifiant. Pendant quelques secondes, la plus grande confusion régna devant la porte du Cosmocant.
Quelqu’un saisit la main de Zeline et la tira vers l’avant. Elle résista avant de reconnaître la chevelure blanche d’Irko. Les deux enfants exploitèrent le flottement des gardes et des sondeurs pour se faufiler à l’intérieur du bâtiment.